Le 15 avril 1920, deux braqueurs assassinent deux employés d’une usine de chaussures à South Braintree, Massachusetts. Quelques semaines plus tard, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux immigrés italiens anarchistes, sont arrêtés et accusés du crime. S’ensuit l’un des procès les plus controversés de l’histoire américaine, devenu symbole de l’injustice et de la répression politique. Durant sept ans, l’affaire Sacco et Vanzetti va passionner l’opinion publique mondiale et mettre en lumière les tensions sociales et idéologiques qui traversent les États-Unis des années 1920.
Contexte historique : l’Amérique des années 1920
Les années 1920 aux États-Unis sont marquées par de profondes mutations économiques et sociales. La Première Guerre mondiale a propulsé le pays au rang de première puissance mondiale. C’est l’époque de la prospérité et des Roaring Twenties, mais aussi celle des inégalités croissantes et des tensions sociales.L’immigration massive du début du siècle a profondément modifié la démographie américaine. De nombreux immigrés italiens comme Sacco et Vanzetti sont arrivés, fuyant la pauvreté de leur pays natal. Ils forment une main-d’œuvre bon marché mais sont souvent victimes de discriminations.Sur le plan politique, c’est une période de forte répression contre les mouvements de gauche. La Révolution russe de 1917 a exacerbé la peur du communisme. C’est l’époque de la « Peur rouge » orchestrée par le procureur général Mitchell Palmer. Des milliers de militants sont arrêtés et des centaines d’étrangers expulsés.L’anarchisme est particulièrement visé. Ce courant politique radical prônant l’abolition de l’État et du capitalisme compte de nombreux adeptes parmi les immigrés italiens. Plusieurs attentats anarchistes ont marqué les esprits, comme l’explosion d’une bombe à Wall Street en 1920.C’est dans ce climat de tension que survient l’arrestation de Sacco et Vanzetti, deux militants anarchistes. Leur procès va cristalliser toutes les contradictions de l’Amérique de l’époque :
- Xénophobie et racisme anti-italien
- Répression politique contre les mouvements de gauche
- Inégalités sociales croissantes
- Débat sur la peine de mort
L’affaire Sacco et Vanzetti : chronologie des événements
Le braquage de South Braintree
Le 15 avril 1920, deux hommes armés attaquent le convoyeur de fonds de l’usine de chaussures Slater & Morrill à South Braintree, Massachusetts. Ils s’emparent de la paie des ouvriers, soit environ 15 000 dollars, et abattent froidement le caissier Frederick Parmenter et le garde Alessandro Berardelli.Les témoins décrivent les assaillants comme des Italiens. La police suspecte rapidement un gang anarchiste dirigé par un certain Mario Buda.
L’arrestation de Sacco et Vanzetti
Le 5 mai 1920, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti sont arrêtés dans un tramway. Ils sont armés et porteurs de tracts anarchistes. Interrogés sur leurs activités le jour du crime, ils donnent des réponses confuses et mensongères, par peur d’être inquiétés pour leurs activités politiques.Sacco, 29 ans, est ouvrier dans une usine de chaussures. Vanzetti, 32 ans, est vendeur de poissons ambulant. Tous deux sont des immigrés italiens et des militants anarchistes actifs.
Le procès et la condamnation
Le procès s’ouvre le 31 mai 1921 devant la cour de Dedham. Le juge Webster Thayer, connu pour son hostilité envers les anarchistes, préside les débats. L’accusation, menée par le procureur Frederick Katzmann, s’appuie sur des preuves circonstancielles et des témoignages oculaires contestables.La défense, assurée par Fred Moore, tente de démontrer l’innocence des accusés mais se heurte à l’hostilité du juge. Le 14 juillet, après seulement 3 heures de délibération, le jury déclare Sacco et Vanzetti coupables de meurtre au premier degré. Ils sont condamnés à mort.
Les appels et la mobilisation internationale
S’ensuivent 6 ans de batailles juridiques et de mobilisation internationale pour obtenir la révision du procès. De nouvelles preuves sont apportées, des témoins se rétractent, mais tous les recours sont rejetés.L’affaire prend une dimension mondiale. Des intellectuels comme Albert Einstein, George Bernard Shaw ou Anatole France prennent la défense des condamnés. Des manifestations rassemblent des milliers de personnes dans le monde entier.Malgré cette mobilisation, Sacco et Vanzetti sont exécutés sur la chaise électrique le 23 août 1927. Leurs dernières paroles proclamant leur innocence et leur foi en l’anarchisme resteront célèbres.
Les failles du procès : une parodie de justice ?
Le procès de Sacco et Vanzetti est considéré par de nombreux historiens comme l’un des plus grands scandales judiciaires de l’histoire américaine. Plusieurs éléments ont contribué à en faire une véritable parodie de justice.
Un climat de xénophobie et d’anticommunisme
Le contexte de l’époque a pesé lourdement sur le déroulement du procès. L’hostilité envers les immigrés italiens était très forte, associée à la peur du communisme et de l’anarchisme. Sacco et Vanzetti étaient jugés autant pour leurs idées politiques que pour le crime dont on les accusait.Le juge Thayer ne cachait pas son mépris pour les « bolcheviks » et les « rouges ». Il aurait même déclaré en privé : « Ces salauds d’anarchistes ont eu ce qu’ils méritaient ».
Des preuves fragiles
L’accusation s’est appuyée sur des preuves largement circonstancielles :
- Des témoignages oculaires peu fiables et contradictoires
- Une expertise balistique contestée sur l’arme de Sacco
- Le comportement suspect des accusés lors de leur arrestation
Aucune preuve matérielle solide ne liait directement Sacco et Vanzetti au crime. Les empreintes digitales relevées sur la voiture des braqueurs ne correspondaient pas aux leurs.
Une défense entravée
L’avocat de la défense, Fred Moore, s’est heurté à l’hostilité constante du juge Thayer. Ses objections étaient systématiquement rejetées, tandis que celles du procureur étaient acceptées. Des témoins à décharge n’ont pas pu être entendus. Les alibis de Sacco et Vanzetti n’ont pas été correctement examinés.
Des jurés biaisés
La sélection du jury a été critiquée pour son manque d’impartialité. Aucun Italien ni ouvrier n’y figurait. Plusieurs jurés auraient exprimé des opinions anti-immigrés avant même le début du procès.
Le rejet des recours
Malgré l’apport de nouveaux éléments lors des années suivantes (rétractations de témoins, aveux d’un autre suspect), tous les recours ont été rejetés. Le juge Thayer a systématiquement refusé d’accorder un nouveau procès.Ces nombreuses irrégularités ont conduit de nombreux observateurs à conclure que Sacco et Vanzetti avaient été condamnés non pas sur des preuves, mais sur la base de leurs origines et de leurs convictions politiques.
L’impact du procès : un symbole de l’injustice
L’affaire Sacco et Vanzetti a eu un retentissement considérable, bien au-delà des frontières américaines. Elle est devenue un symbole de l’injustice et de la répression politique, inspirant artistes et militants pendant des décennies.
Une mobilisation internationale
La campagne pour la libération de Sacco et Vanzetti a pris une ampleur mondiale inédite. Des comités de soutien se sont formés dans de nombreux pays. Des manifestations massives ont eu lieu, rassemblant parfois plus de 100 000 personnes.De nombreuses personnalités se sont engagées pour leur cause :
- Des écrivains comme John Dos Passos, Upton Sinclair ou H.G. Wells
- Des scientifiques comme Albert Einstein
- Des artistes comme Diego Rivera ou Ben Shahn
- Des hommes politiques comme Ramsay MacDonald
Cette mobilisation a contribué à internationaliser le débat sur la peine de mort et les droits des accusés.
Un impact sur la culture populaire
L’affaire a inspiré de nombreuses œuvres artistiques :
- Le roman « La Ballade de Sacco et Vanzetti » de John Dos Passos
- La chanson « Here’s to You » de Joan Baez
- Le film « Sacco et Vanzetti » de Giuliano Montaldo
- Des peintures de Ben Shahn
Ces œuvres ont contribué à maintenir vivante la mémoire de Sacco et Vanzetti, en faisant des icônes de la lutte contre l’injustice.
Un débat sur le système judiciaire américain
Le procès a mis en lumière les failles du système judiciaire américain, notamment :
- Le poids des préjugés dans les décisions de justice
- Le manque d’indépendance de certains juges
- Les limites du système de jurés
- La difficulté d’obtenir la révision d’un procès
Ces questions restent d’actualité et continuent d’alimenter les débats sur la réforme de la justice.
Une réhabilitation tardive
En 1977, 50 ans après l’exécution, le gouverneur du Massachusetts Michael Dukakis a proclamé que Sacco et Vanzetti avaient été injustement condamnés et que « toute stigmatisation et honte devaient être à jamais effacées de leurs noms ».Cette déclaration, si elle ne constitue pas une reconnaissance officielle d’innocence, a néanmoins permis de réhabiliter partiellement la mémoire des deux hommes.
Les leçons de l’affaire Sacco et Vanzetti
Près d’un siècle après les faits, l’affaire Sacco et Vanzetti continue de soulever des questions fondamentales sur la justice, la démocratie et les droits humains. Quels enseignements peut-on en tirer pour notre époque ?
La vigilance face aux dérives sécuritaires
Le climat de peur et de répression qui a conduit à la condamnation de Sacco et Vanzetti n’est pas sans rappeler certaines situations contemporaines. La « guerre contre le terrorisme » a parfois conduit à des atteintes aux libertés individuelles et à la présomption d’innocence.L’affaire nous rappelle la nécessité d’une vigilance constante pour préserver l’État de droit, même en période de tension.
La lutte contre les discriminations
Le procès a mis en lumière le poids des préjugés ethniques et idéologiques dans le système judiciaire. Si des progrès ont été réalisés, la surreprésentation des minorités dans les prisons américaines montre que le problème persiste.L’affaire Sacco et Vanzetti souligne l’importance de lutter contre toutes les formes de discrimination, y compris dans l’application de la justice.
Le rôle de la société civile
La mobilisation internationale en faveur de Sacco et Vanzetti a montré le pouvoir de la société civile pour défendre les droits humains. Aujourd’hui encore, des organisations comme Amnesty International ou Human Rights Watch jouent un rôle crucial dans la dénonciation des injustices.
Le débat sur la peine de mort
L’exécution de Sacco et Vanzetti a renforcé le mouvement abolitionniste. Aujourd’hui, si la peine de mort reste appliquée dans certains États américains, elle est de plus en plus remise en question, notamment en raison du risque d’erreurs judiciaires irréparables.
L’indépendance de la justice
Le comportement partial du juge Thayer a joué un rôle déterminant dans la condamnation. Cela souligne l’importance cruciale de l’indépendance et de l’impartialité des magistrats pour garantir un procès équitable.
Le devoir de mémoire
Le souvenir de Sacco et Vanzetti, entretenu par des générations d’artistes et de militants, montre l’importance du devoir de mémoire. Se souvenir des injustices passées permet de rester vigilant face aux menaces présentes contre les droits humains.En définitive, l’affaire Sacco et Vanzetti reste d’une troublante actualité. Elle nous rappelle que la justice est un idéal fragile, qui nécessite une vigilance constante de la part des citoyens. Dans un monde où les tensions identitaires et idéologiques restent vives, son message de tolérance et de respect des droits fondamentaux garde toute sa pertinence.